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Dire le code de l'écoute. Enquête sur un dispositif d'écoute téléphonique du mal être
Archive ouverte : Communication dans un congrès
Edité par HAL CCSD
Cette présente communication s'inscrit dans l'axe 1 du colloque, " Approche communicationnelle de la norme en organisation ". Nous proposerons un reportage ethnographique réalisé au sein d'une association de loi 1901 suite à une observation participante de trois années en son sein. Cette dernière, que nous intitulerons l'association Y a pour but de prévenir les suicides et la souffrance humaine. Elle propose un service d'écoute téléphonique pour toute personne qui souhaite mettre en partage leur mal être 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 dans toute la France. Ce dispositif d'écoute par téléphone est un espace de paroles dont la vocation est de contribuer à la mise en mots des douleurs ressenties par des " appelants". Créée en 1960, l'association Y reçoit près de 700 000 appels par an. Elle compte environ 1800 bénévoles répartis sur une cinquantaine de postes d'écoute répartis dans la France entière. Les bénévoles ne sont pas des professionnels ou des thérapeutes. Il s'agit d'individus lambda formés en interne par l'association. Examen de la " charte d'écoute " et de sa performativité L'association a mis en place et déployé une " charte éthique d'écoute ". Cette charte, destinée à être appliquée par les bénévoles écoutants, vise à configurer l'orientation de l'écoute. Elle est diffusée pour montrer comment l'écoute doit se pratiquer par les bénévoles. Elle comprend plusieurs règles comme le caractère " anonyme, confidentiel, non directif et non jugeant " de l'écoute. Elle prescrit une " écoute centrée sur la personne et non sur la problématique exposée par l'appelant " (extraits de la charte). La charte fixe aussi les finalités de l'écoute : celle-ci a pour but essentiel de " desserrer l'angoisse de la personne et de l'aider à clarifier sa situation et à reprendre le goût de l'initiative ". Notre projet n'est pas de procéder à une exégèse du texte, mais plutôt de montrer comment la charte dispose d'un pouvoir organisateur notamment au cours des interactions. Pour cela, nous observerons les divers moments où le texte est évoqué au sein de l'association que ce soit en particulier dans des réunions de partage ou dans les conversations ordinaires nouées entre les écoutants bénévoles. Les " partages " sont des réunions dirigées par des psychologues. Chaque bénévole est dans l'obligation d'assister à au moins " un partage " toutes les deux semaines. C'est un lieu où les bénévoles mettent en commun les difficultés qu'ils ont pu ressentir à l'épreuve de l'écoute. Nous avons participé à ces partages pendant trois années dans un poste du nord de la France. L'enjeu ici est de rendre compte des multiples conséquences engendrées par le déploiement de la charte au sein de l'organisation afin de comprendre la performativité d'un texte normatif sur les activités des individus. Nous verrons notamment que le fait de " faire référence " à la charte au moment des partages ou des conversations ordinaires entre les bénévoles créé une réalité sociale pour les personnes qui l'entendent ou ceux qui l'énoncent. Dire la charte est donc une façon de manifester la structure qui lui était sous-jacente (Wieder, 2010). Sur le plan théorique, cette communication s'inscrit dans le sillage des études ethnométhodologiques largement investies par les chercheurs en communications organisationnelles (Cooren, Taylor, et al.). Ce compte rendu descriptif a pour finalité de montrer comment un processus de normativité se constitue en partie au cours des interactions, c'est-à-dire dans leur caractère dynamique. La normativité renvoie ici " aux procédés utilisés pour s'ajuster aux circonstances et assurer l'acceptabilité de ce que l'on fait, c'est-à-dire la capacité à faire usage des principes de cohérence, de réciprocité, de responsabilité et de crédibilité qui est au cœur de la coordination de l'action en commun " (Ogien, 2010 : 679). Deux temps de ce processus de normativité sociale seront discutés : la régulation de l'énonciation des pratiques d'écoute (1) et la charte en tant que processus de recadrage et de construction d'un " format de communication " spécifique (2). (1) Comment les individus se racontent et pensent leurs pratiques d'écoute L'analyse des explications formulées par des individus permet de recueillir un ensemble de régularités, de descriptions, voire de conceptualisation élaborées par les individus eux-mêmes. Il s'agit ici d'établir comment les individus se racontent et pensent leurs activités d'écoute en rapport aux prescriptions de l'association. Grâce à l'étude détaillée des moments où la charte est " dite " en particulier au cours des " partages ", il s'agira de montrer comment les bénévoles se mettent en phase les uns avec les autres et comment ils arborent et endossent ainsi leurs qualités d'écoutant. En effet, lorsque les écoutants sont amenés à partager des situations d'écoute dans le cadre des partages, ils sont exposés aux contrôles d'acceptabilité et de recevabilité des situations qu'ils souhaitent effectivement définir et questionner. Autrement dit, la mise en récit et en partage d'une problématique d'écoute est extrêmement normée. Nous montrerons qu'il y a des processus narratifs et expressifs aux moyens desquels les bénévoles peuvent définir une situation problématique d'écoute. Les écoutants, en particulier dans les moments de partage, respectent des " propriétés sociales " propres à la situation de communication dans le cadre de l'association. Ils adoptent une certaine forme, une manière de rapporter des situations qui sont propres au contexte. L'échange délibératif inclut donc de " multiples dimensions situationnelles, corporelles, et discursives qui font des formats de communication " (Cefaï, 2007 : 594). En résumé, parce que le bénévole est sommé de s'expliquer sur ses façons d'écouter lors de partages prévus à cet effet, il s'oblige à un travail d'objectivation des manières de faire. Pour " s'expliquer", les bénévoles s'efforcent d'approcher au plus près les attributs classiques de ce " qu'est qu'écouter". Ils se rapportent donc à une certaine idée de ce qu'est " écouter un être humain en situation de souffrance ". Autrement dit, ils ont alors tendance à se conformer aux attributs de ce modèle idéal de l'écoute en vérifiant incessamment que ces attributs sont effectivement reconnus comme telles par leurs interlocuteurs. (2) La charte en " jeu " dans les interactions situées Seulement, et c'est un lieu commun, le texte n'est jamais suivi à la lettre. Les bénévoles peuvent se situer en non conformité par rapport au " cadre " d'écoute imposé par l'association. Nous examinerons les moments, dans le cours des activités d'écoute et de partage, où les écoutants expriment manifestement un décalage dans leurs manières de voir, d'entendre, de dire et de faire l'écoute. En conséquence, la charte ne conditionne pas sur le plan idéologique les pratiques des écoutants : elle est en jeu dans des interactions situées, souvent dispersées spatialement et fugaces temporellement, où le récit suggéré par l'écoutant n'est pas en phase avec le cadre de l'écoute. Nous verrons notamment que la charte est alors régulièrement évoquée dans ces moments pour " recadrer " l'interaction, c'est-à-dire pour reconfigurer le champ perceptif de la situation, de refocaliser l'attention des protagonistes dans la situation de communication présente (Cefaï, 2007 : 567). Au final, cette communication se propose de voir dans quel contexte et comment le texte normatif est employé comme un " dispositif interprétatif ". Le fait de " dire la charte " n'est pas en tant que telle une description ou une explication, mais plutôt la manifestation de l'ordre organisationnel que les membres réalisent concrètement en se montrant et en se disant mutuellement les caractéristiques particulières, formulées en termes de contraintes, de la pratique de l'écoute (Wieder, 2010). Cette proposition pourrait donc offrir un cadre méthodologique et théorique pour appréhender les processus de normativité sociale dans les organisations.